Comme des millions de mes compatriotes, je retiens mon souffle. L'espoir immense suscité par votre avènement a illuminé le Sénégal. Le "Projet" n'était pas qu'un slogan, mais une promesse sacrée, le souffle d'un vent nouveau après des années d'asphyxie et de désillusions. Pourtant, l'écho de vos récentes déclarations, notamment celle du Premier ministre évoquant des problèmes "d'autorité" et l'injonction "qu'on me laisse gouverner", ainsi que l'hypothèse d'un retour à l'Assemblée, sème une inquiétude légitime et profonde.
Le Sénégal et les Sénégalais, traumatisés par les crises et les sacrifices, ne sont absolument pas prêts à revivre les événements tragiques de 1962 entre Senghor et Dia. Servir au peuple sénégalais un duel au sommet de l'État serait plus qu'une déception ; ce serait une trahison impardonnable de l'engagement que vous avez contracté avec lui. Votre cohabitation est non seulement une nécessité politique, mais une exigence morale et historique.
Laissez-moi être direct, messieurs. Vous n'êtes pas les patriotes qui ont le plus perdu dans ce combat acharné depuis 2021. Vous n'avez pas connu la douleur indicible de perdre un enfant, un frère, une sœur, un parent dans le Combat. Vous n'avez pas perdu votre vie, ni un membre de votre famille, ni une partie de votre corps. Cette vérité doit résonner constamment dans vos consciences.
Ce sont cette centaine de morts, ces jeunes vies fauchées sans retour. Ce sont ces milliers de prisonniers politiques, souvent jeunes, qui ont vu leurs corps meurtris, leurs projets de vie brisés, leurs familles plongées dans la détresse. Ce sont eux qui vous ont servi de bouclier humain, qui ont absorbé les coups, les gaz lacrymogènes et les balles pour vous. Ce sont leurs sacrifices, leur courage et leur détermination qui vous ont sauvé la vie et, in fine, vous ont porté au pouvoir. Beaucoup d'entre eux, loin des projecteurs, n'ont bénéficié d'aucune nomination, d'aucun soutien tangible de l'État que vous dirigez aujourd'hui. Leur seule récompense doit être la concrétisation de cette "Projet" qui est leur héritage, leur raison d'avoir combattu.
Si, au lieu de la rupture promise, vous nous servez une crise stérile au sommet de l'État, le Sénégal serait une fois de plus le grand perdant. Mais les conséquences pour vous seraient dévastatrices. Le peuple sénégalais, qui n'a pas hésité à bannir vos prédécesseurs et leurs pratiques, vous bannirait de la même manière. L'histoire ne vous jugera pas sur vos intentions, mais sur vos actes et sur votre capacité à travailler ensemble. Vous êtes, de fait, condamnés à vivre et travailler ensemble ou à périr ensemble comme des frères siamois. Votre destin politique est désormais indissociable.
Le peuple n'attend pas de querelles intestines. Il attend un redressement économique urgent de ce pays déjà plongé dans le gouffre. Il attend de vous des solutions concrètes et profitables au peuple sénégalais.

Messieurs, l'heure n'est pas aux doutes ou aux signaux contradictoires. L'audace et le courage que vous avez démontrés dans l'opposition doivent se traduire aujourd'hui par une volonté inébranlable de collaboration et par une action unie. La main de l'État doit être ferme pour traquer la corruption et l'injustice, mais elle doit être guidée par la sagesse et l'unité au sommet.
Ne laissez pas cette "Rupture" et ce "politiquement correct" (si tant est qu'il en existe un dans la transformation radicale) emporter ce pouvoir pour lequel tant de sang a coulé. Le peuple a fait son choix. Il est temps, pour vous, de montrer que ce choix n'était pas vain.
Avec l'espoir ardent que cette lettre trouvera un écho dans vos cœurs et vos esprits.

Ibrahima Dourou Ka
Citoyen sénégalais et Patriote à vie.