Comment la Turquie peut-elle inspirer le Sénégal dans sa quête de leadership sous-régional économique, politique et militaire?

07 - Août - 2025

Du 6 au 10 août 2025, le Premier ministre sénégalais, Ousmane SONKO , effectuera une visite officielle en Turquie dans le cadre d’un renforcement du partenariat stratégique entre Dakar et Ankara. Ce déplacement, à la fois symbolique et stratégique, s’inscrit dans la mise en œuvre du plan de redressement économique et social du gouvernement sénégalais. Il vise à consolider les relations économiques, diplomatiques et sécuritaires entre Dakar-Ankara, dans un contexte mondial marqué par la redéfinition des alliances et l’affirmation de puissances régionales comme le Sénégal en Afrique de l'Ouest et la Turquie au Moyen-Orient. On se trouve alors dans une logique de coopération Sud-Sud au service du développement. La Turquie, 20e économie mondiale avec un PIB global de 941 milliards de dollars en 2024, incarne une puissance régionale émergente du Sud global, au même titre que la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Arabie saoudite, l’Iran voire les BRICS. La coopération avec ces États émergents offre une alternative pragmatique et souverainiste aux partenariats traditionnels Nord-Sud, souvent perçus comme inégalitaires. Cette logique de coopération gagnant-gagnant entre pays du Sud est au cœur de la stratégie diplomatique sénégalaise actuelle.

Le modèle turc qui pourrait ,en effet, inspirer le Sénégal, est entre un héritage historique et une ambition géopolitique. Autrement dit, la Turquie puise dans l’héritage de l'Empire ottoman une source de légitimité et de puissance. Depuis la proclamation de la République turque moderne en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, le pays s’est construit en opposition aux logiques coloniales, affirmant son indépendance surtout durant la Guerre froide. Cette « Renaissance turque » contemporaine s’appuie sur une diplomatie active, un souverainisme assumé, une industrie de défense autonome et une politique étrangère d’influence s’étendant au Moyen-Orient, en Afrique, dans les Balkans. La posture turque, à la croisée de l’Orient et de l’Occident, s’illustre par sa capacité à conjuguer ancrage régional et ambitions globales, malgré les pressions occidentales sur des dossiers sensibles (génocide arménien, PKK, Haut-Karabakh, etc.). Cette autonomie stratégique constitue une véritable source d'inspiration pour le Sénégal dans sa quête de leadership sous-régional en Afrique de l’Ouest.

Depuis son accession au pouvoir en 2003 en tant que Premier ministre, puis en 2014 comme Président, Recep Tayyip Erdoğan a progressivement renforcé son autorité en modifiant les institutions turques. Ces réformes institutionnelles lui ont permis de rompre avec l’héritage laïque du kémalisme pour promouvoir une nation davantage ancrée dans la culture ottomane. L’ouverture de la mosquée Sainte-Sophie* à Istanbul au culte musulman et la réhabilitation symbolique du califat ottoman comme référence historique marquent l’affirmation de la culture du « néo-ottomanisme ». Parallèlement, des transformations économiques majeures ont été entreprises comme la construction d’infrastructures modernes, le renforcement de l’industrie, et l'encouragement à l’entrepreneuriat. Cette vision audacieuse a permis de moderniser des institutions jugées dépassées, héritées de Mustafa Kemal Atatürk ou servant les intérêts européens ou américains.

Donc, l'exemple turc, bien que propre à son contexte, peut inspirer l’administration souverainiste du Président Bassirou Diomaye Faye au Sénégal. À l’instar d’Erdoğan, il s’agirait de remettre en question les institutions néocoloniales héritées de l’époque post-indépendance afin d’engager une transformation systémique du pays, fondée sur les valeurs culturelles, économiques et politiques endogènes.

Cette puissance diplomatique montante s'appuie sur une armée puissante et une industrie de défense innovane. Cela représente un exemple pour le Sénégal. La Turquie est aujourd’hui un acteur incontournable dans l’industrie de défense. En deux décennies, elle a développé une production nationale dynamique, portée par des entreprises comme Baykar, connue pour ses drones tactiques TB2, utilisés avec succès sur divers théâtres d’opération (Ukraine, Libye, Haut-Karabakh, Sahel). Ces mêmes drones de TB2 ont également été utilisés par l’Armée sénégalaise lors l'opération Nord-Bignona en 2022. Ankara investit également dans des programmes d’envergure, comme le développement de l’avion de chasse de 5e génération KAAN, concurrent des F-35 ou des SU-57. Ce type de coopération pourrait renforcer les capacités aériennes du Sénégal, en particulier dans la surveillance de ses espaces maritimes stratégiques. Le pays pourrait aussi tirer profit de l’expérience turque en matière de véhicules blindés (ARMA, COBRA, ALTAY) et de centres de recherche en sécurité et défense.

Sur le plan économique, les investissements turcs au Sénégal se sont intensifiés ces dernières années, notamment dans le secteur des infrastructures. La société Summa est un acteur majeur dans la construction d’infrastructures emblématiques comme le Stade Abdoulaye Wade, l'Aéroport international Blaise Diagne, etc. L’urbanisation turque, alliant modernité et héritage architectural ottoman, offre un modèle pertinent pour les grandes métropoles sénégalaises en reconstruction (Dakar, Touba, Saint-Louis, Ziguinchor, Mbour, Thiès, etc.). Le Sénégal gagnerait à s’inspirer de la politique turque de valorisation du patrimoine historique à des fins touristiques. Alors que les villes historiques comme Saint-Louis, Dakar, Rufisque, Gorée ou Thiès souffrent d’un effondrement progressif de leur patrimoine, une politique volontariste de réhabilitation, sur le modèle turc, pourrait faire du Sénégal une destination culturelle majeure en Afrique.

La Turquie propose une diplomatie active et une souveraineté renforcée sur l'échiquier mondial. Elle affirme son rôle de médiateur dans plusieurs conflits majeurs (Israël-Palestine, Ukraine-Russie) tout en poursuivant ses intérêts stratégiques, comme l’illustre sa posture d’observation lors du conflit des Douze jours entre l’Iran et Israël au mois de juin dernier pour récupérer les régions turcophes riches en hydrocarbures au Nordde l'Iran. Cet opportunisme géopolitique assumé, dicté par les intérêts nationaux, illustre un principe fondamental où la diplomatie doit être au service des objectifs vitaux d’un État. Une logique que le Sénégal pourrait intégrer pour étendre son influence géopolitique dans la CEDEAO, l’UEMOA ou même l’Union africaine.

En somme, la Turquie offre au Sénégal un modèle de puissance régionale souveraine, modernisatrice et enracinée dans ses traditions. S’en inspirer permettrait au Sénégal de renforcer son leadership en Afrique de l’Ouest, tout en construisant une diplomatie pragmatique et une défense nationale crédible. Il s’agit, à travers cette coopération Sud-Sud, de réinventer les voies du développement, de l’indépendance et de la projection géopolitique africaine.

*La mosquée Sainte-Sophie a été initialement construite comme une église chrétienne sous l'empereur Justinien Ier de l’Empire byzantin. Sa construction a eu lieu entre 532 et 537 après J.-C. à Constantinople aujourd'hui Istanbul.

Maodo Ba Doba

Historien militaire contemporain,

Professeur en Études stratégiques de défense et politiques de sécurité.

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