Dans le cadre de notre série consacrée aux figures inspirantes de la diaspora sénégalaise, nous avons le plaisir de recevoir Ajaa Marie Diop, une femme d’exception dont le parcours force l’admiration. Ingénieure de formation, spécialisée dans la gestion de projets complexes dans les secteurs stratégiques tels que le nucléaire, le pétrole et gaz, le traitement de l’eau ou encore le ferroviaire, elle incarne à la fois l’excellence académique et l’engagement citoyen.
Lauréate du prestigieux Concours Général Sénégalais en sciences de la vie et de la terre, diplômée en génie industriel et management en France, puis enrichie d’une expérience internationale au Canada, Ajaa Diop est aujourd’hui Chef de projet planning sur la ligne 17 Nord du Grand Paris Express, l’un des plus grands projets d’infrastructure en Europe.
Au-delà de son impressionnant parcours professionnel, elle s’illustre également dans le domaine politique et citoyen au sein de la diaspora, convaincue que la jeunesse sénégalaise a un rôle déterminant à jouer dans l’avenir du pays.
Dans cet entretien exclusif, elle revient sur son parcours, ses défis, sa vision pour le Sénégal et son message à la jeunesse.
Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs et revenir sur votre parcours, depuis votre baccalauréat scientifique au Sénégal jusqu’à votre diplôme d’ingénieur en France ?
Je suis née Ajaa Maryeem Diop dite Adia Marie pour les proches, à Dakar. J'ai grandi à Dakar mais ma famille est originaire de Saint-Louis. J'ai effectée une petite tournée dans les régions comme Thiès, Fatick et Kaolack durant mon enfance pendant les vacances scolaires.
Pour ce qui est de mon parcours scolaire, je dirai que c'est un parcours éducatif dans 3 domaines: éducation sportive au Centre Sauvegarde de Pikine, apprentissage du coran à l’internat Adji Binta Thiaw aux Parcelles Assainies U23 et tout le cursus scolaire jusqu’au baccalauréat au Groupe Scolaire le Baobab ETS fondé par mes pères. J’y ai obtenu mon Bac S2 mention Bien 1ère du jury Après l’obtention du prix CGS en SVT la même année.
Vous avez été lauréate du Concours Général Sénégalais en SVT. Quel impact cette distinction a-t-elle eu sur votre parcours académique et votre motivation ?
Le CGS est un concours national d’Excellence primant les meilleurs élèves du Sénégal. Cela donne donc une forte motivation à poursuivre sur la voie de l’Excellence en relevant toujours plus de défis avec une grande confiance en soi. Sur le parcours académique, il ouvre aussi des portes à la fois sur le plan national avec l’attractivité des universités qui ont tendance à vouloir les meilleurs étudiants de même qu’à l’international par l’obtention de bourses d’études. C’est aussi une petite aide financière de l’État avec l’obtention d’une bourse et des cadeaux de matériel informatique, des voyages et autres sponsorings. Cela fait vraiment pousser des ailes et donne de l’espoir de réussite à travers une potentielle brillante carrière en devenir.
Mais il y’a aussi un côté moins reluisant qui est la pression sociale et le devoir presque sacerdotal d’exemplarité comme disait Albert Camus “Tout accomplissement est une servitude, il oblige à un accomplissement plus haut.”
Quels souvenirs gardez-vous de vos années de classes préparatoires et de votre double formation en génie industriel et management ?
Après avoir obtenu tardivement la pré-inscription pour l’INSA Fauts de France ancienne ENSIAME une école d’ingénieurs généraliste à Valenciennes dans le Nord de la France, j’ai eu du retard dans la délivrance du VISA et j’ai démarré avec 2 mois de retard. La première année était la plus difficile avec les procédures administratives, le retard de paiement de la bourse, le logement, l’intégration dans un environnement totalement nouveau et un climat froid très hostile. Il fallait en plus trouver un stage découverte en entreprise de 2 mois. J’ai donc des souvenirs de période difficile et intense à l’université durant les 2 premières années mais ensuite s'est allé de mieux en mieux en cycle ingénieur jusqu’à l’obtention de mon diplôme après une session de cours en GPAO (Gestion de Production Assistée par Ordinateur) et gestion de projets effectuée à l’UQTR au Canada.
Vous avez travaillé dans plusieurs secteurs stratégiques : construction navale, nucléaire, pétrole et gaz, traitement de l’eau et aujourd’hui ferroviaire. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans chacun de ces domaines ?
Ce qui m’a le plus marqué dans l’ensemble est la technicité et l’envergure des projets avec un haut niveau d’exigences de qualité et règlementaire surtout dans le nucléaire où on ne compte pas les heures de travail. Il y’a aussi les multiples interfaces avec plusieurs entreprises et sociètés qui interviennent dans une diversité de culture, d’outils, de méthodes, d’approches et de visions différentes mais à la fin un consensus est toujours trouvé.
C’est le cas dans le secteur du pétrôle et du gaz où les enjeux délais et financiers sont très importants avec des projets "fast track” à livrer pour une exploitation permettant de recouvrer les coûts d’ investissements et les risques.
En revanche, dans le secteur du traitement de l’eau il y’a moins de pression relative liée aux risques mais la qualité des installations pour avoir une eau potable et pure est de grande précision. Dans ce secteur également la nature des sols et du site de construction est très anxiogène car dans certains endroits les travaux de fondation se font sous l’eau ou dans des forêts classées.
La construction des infrastructures et systèmes ferroviaires comme le projet du Grand Paris a la particularité d’avoir ces contraintes techniques, spatiales, architecturales liées aux défis urbanistiques mais surtout temporelles avec plusieurs mises en service successives et aussi politiques avec un rôle prépondérant des pouvoirs publiques, des acteurs territoriaux et relations extérieures. Le respect des normes environnementales, la gestion foncière et de la sécurité des chantiers à proximité des riverains, commerçants et autres acteurs revêt également une grande importance . Tous les pans de la vie urbaine sont impactés avec comme finalité un développement des territoire et une amélioration de la mobilité urbaine.
Aujourd’hui, vous êtes Chef de projet planning sur la ligne 17 nord du Grand Paris Express. Quels sont les principaux défis d’un tel projet d’envergure internationale ?
En tant que responsable de la planification sur ce périmètre de la ligne 17 découpée en 3 unités de mise en services dont 2 sont communes à la ligne 16, les principaux défis sont: la mise en œuvre d’outils et méthodes de pilotage des délais, la coordination avec les différents acteurs du projet intervenants dans le pilotage des délais en phase travaux et aussi durant les essais, la cohérence et l’uniformisation des dates qui sont remontées au directoire, aux comités stratégiques et désormais au grand public. J’ai aussi comme challenge d’accompagner les collaborateurs dans l’appropriation des notes de pilotage des délais et une clarification des rôles et responsabilités de chaque intervenant au sein de la Maîtrise d’Ouvrage.
En somme, le principal défi est d’harmoniser les différents plannings de niveau 4 des entreprises et MOE, les plannings directeurs de niveau 3 et 2 de OPCG avec le planning directeur de la ligne du MOA dans le but de respecter les objectifs des jalons majeurs et fluidifier la communication. C’est un rôle pivot qui demande flexibilité et agilité pour s’adapter aux évolutions incessantes à la fois technique, humaine et politique.
Comment votre rôle de gestion des délais contribue-t-il concrètement à la réussite d’un projet de transport aussi complexe ?
La gestion des délais est une exigence de la loi programmatique du projet Grand Paris Expresdeet est donc incontournable. Elle contribue à de multiples niveaux à la réussite du projet de transport:
- temporel permettant la fiabilisation des dates et la robustesse des plannings, organisationnel avec la mobilisation ou démobilisation des équipes et la gestion des compétences mais aussi de la formation, le déménagement de data centers et les migrations etc.
- technique par la planification des activités et l’allocation des ressources;
- contractuel à travers les passations de marchés et le suivi contractuel des prestations
- administratif avec les demandes d’autorisation,permis et autres interactions;
- opérationnel avec le pilotage des travaux encours et l’évaluation du reste à faire;
- financier à travers les estimations budgétaire et évaluation des risques;
- relationnel car permettant de fixer des échéances de transfert et de formation aux opérateurs et autres acteurs connexes en interface
- politique en intégrant les besoins des acteurs territoriaux et des pouvoirs publiques.
En un mot, elle est au cœur du processus de réalisation des objectifs et conditions de succès du projet de l’avant-projet à la mise en service.
Le Sénégal a lancé le Train Express Régional (TER) à Dakar et envisage un développement plus large de son réseau ferroviaire. D’après votre expérience dans le ferroviaire, quels enseignements du projet Grand Paris Express pourraient être utiles au Sénégal ?
Le développement de réseaux de transport multimodal intégré et d’infrastructures de connectivité fait partie des objectifs de la vision Sénégal 2050 à travers l’axe 3 Aménagement des territoires et développement durable.
Le développement plus large du réseau TER dont la phase 1 Dakar-Diamniadio a été mise en service le 21 décembre 2021 rentre dans ce cadre de désengorger la ville de Dakar tout comme le Grand Paris Express qui a pour ambition de connecter les territoires de la banlieue parisienne. Il est en effet le plus grand projet urbain d’Europe porteur d’enseignements utiles sur le développement des pôles soutenu par une urbanisation organisée. Ces enseignements sont multiples sur le plan technique, il faudrait un vrai transfert de technologie des systèmes mais aussi sur les plans territorial et environnemental avec des défis d’urbanisation dont les équipes sont en prise au quotidien.
Selon vous, quels sont les grands défis que le Sénégal doit relever pour développer un réseau ferroviaire efficace et durable ?
Comme expliqué tantôt, en plus du défi de l’aménagement des territoires et du développement durable des pôles, il faut un cadre macro-économique favorable et un cadre fiscal et règlementaire propice pour attirer des partenaires d’investissements. C’est tout le sens du PRES du PM visant à assainir les dépenses publiques et mobiliser les capitaux tout en réduisant la dette extérieure. Ce plan Jubbantikoom devrait permettre à terme de répartir les budgets vers les infrastructures et les industries.
En même temps, les sources d’énergie, les installations électriques, les réseaux d’acheminement des fluide comme l’eau et les réseaux de transmission des données de façon fiable et sécurisée doivent se mettre en place.
Vous avez aussi travaillé sur le projet GTA (Grand Tortue Ahmeyim) dans le secteur du pétrole et gaz. Comment cette expertise peut-elle être mise à profit pour accompagner le Sénégal dans la gestion de ses ressources naturelles ?
Le GTA était un projet de construction de plate-forme gazière notamment le hub terminal aux larges de la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie. Il existe au sein de l'État des comités stratégiques comme COS Petrogaz et GES Petrogaz en charge de la gestion des retombées de ressources d’hydrocarbures.
L’expertise que je puisse apporter est dans les domaines de la planification stratégique, du suivi-évaluation des projets notamment le suivi des contrats, la gestion de l’exploitation et le suivi de la performance avec des iindicateurs d’efficacité budgétaire, de coûts, délais et de rendement précis.
Ce retour d’expérience peut également servir aux autres projets de même nature encours ou à venir.
Le Sénégal est à l’aube d’une nouvelle ère énergétique avec le gaz et le pétrole. Quels conseils donneriez-vous pour éviter le « piège de la malédiction des ressources » et faire de ces richesses un levier de développement ?
Je donnerai le même conseil que celui dans le livre Solutions d’Ousmane Sonko à savoir mettre en place une gestion éthique et rigoureuse des recettes dans la transparence et éviter la mal gouvernance.
Je pense que le CN-ITIE est un organe de l’État qui a pour mission de vérifier la transparence dans la gestion de nos hydrocarbures et mines.
Les ressources naturelles sont une bénédiction si on sait les utiliser de façon efficiente au service du développement et distribuer les richesses en appliquant le jub jubbal jubbanti.
Vous êtes cadre de PASTEF en France. Qu’est-ce qui motive votre engagement politique et citoyen au sein de la diaspora sénégalaise ?
Mon engagement politique s’est fait de façon presque naturelle à l’appel du message patriotique de notre président de parti Mr Ousmane Sonko d’abord en tant que sympathisante depuis 2017 puis la décision mûrement réfléchie m’a fait franchir le pas du militantisme au sein du mouvement des cadres qui fût dirigé par l’actuel Président Bassirou Diomaye Faye.
Ma principale source de motivation est l’atteinte de la souveraineté économique dans un continent dévasté par des siècles d’exploitation et d’humiliation. Il est temps que la jeunesse prenne en main son destin avec foi et conviction car il n’ya pas d’autre sauveur de que nous mêmes. Il n’yen a jamais eu d’ailleurs.
Selon vous, quel rôle la diaspora sénégalaise peut-elle jouer dans le développement des infrastructures stratégiques du pays ?
La Diaspora est un pilier économique, culturel et diplomatique fondamental en étant le trait d’union entre des peuples liés par l’histoire, la religion ou par la politique. Elle est donc à mieux de comprendre et faciliter les mutations de leurs pays d’origine et de jouer un rôle de facilitateur des partenariats et échanges. Concernant le développement des infrastructures stratégiques, elle peut organiser les transferts de compétences et des ressources nécessaires. C’est pour cela que j’avais eu l’idée de créer Intelligence Planning pour former aux métiers de la planification et pilotage de grands projets industriels. D’autres initiatives dans les secteurs de l’ingénierie génie civil et industriel, de la technologie ou des finances pourraient être complémentaires.
Comment encourager davantage de jeunes Sénégalais à s’orienter vers des carrières scientifiques, techniques et d’ingénierie comme la vôtre ?
Cette question rejoint l’axe 2 Capital humain de qualité du référentiel Sénégal vision 2050 sur lequel j’ai mené quelques travaux d’équipe. De manière collégiale, nous devrions tous tendre vers une réforme de notre éducation dès la base et former les jeunes en fonction des métiers existants dans les futures pôles de développement économique. A titre personnel le projet Intelligence Planning dont je suis porteur vise justement à encourager les jeunes dans les domaines de l’ingénierie industrielle et de la construction en leur montrant la diversité des choix de métier existants. Au départ rien ne me prédestinait à faire ce métier ayant obtenu un baccalauréat S2 à dominance SVT mais j’ai finalement trouvé ma voie et ma mission. Je pense que les médias comme le votre ont un grand rôle à jouer dans cette vulgarisation et la promotion des STIM et des NTIC.
Quels sont vos projets personnels et professionnels pour les années à venir ?
Cela dépend de beaucoup de facteurs d’opportunité mais j’y travaille sans me mettre trop la pression. La finalité étant de servir mon pays.
La France et le Canada m’ont ouvert des portes mais pour le Sénégal des incertitudes demeurent encore.
Côté personnel j’ai une vie bien rempli avec des activités épanouissantes et une famille à élever et accompagner .
Si vous aviez à imaginer le Sénégal dans 20 ans en matière de transport et d’énergie, à quoi ressemblerait votre vision idéale ?
Celle d’un Sénégal ayant atteint sa souveraineté énergétique avec des infrastructures durables, résilientes et respectant l’environnement local.
Enfin, quel message souhaitez-vous adresser à la jeunesse sénégalaise et à la diaspora qui vous écoutent aujourd’hui ?
Le message que je souhaite leur adresser est porteur d’espoir car rien ne se construit sans la foi en un avenir meilleur à condition de ne jamais abandonner ses rêves. Je voudrais enfin insister sur la confiance en soi et un peu d’audace car nous avons une culture et une vision passive des choses, cela est moins vrai pour la Diaspora mais il faut que la jeunesse soit consciente que rien n’est facile dans la vie et que seul le travail et la volonté farouche de réussir librement sont déterminants. Le génie c’est 1% de chance et 99% de transpiration.
Entretien : Malick Sakho